Pourquoi Chess24 France arrête ses streams en live
Fabrice Hodecent pour Route64
Pas de conférence ou de communiqué de presse, ni de message envoyé aux fidèles de sa communauté et ses abonnés « premium » : c’est par sa voix française du GM Laurent Fressinet que le Play Magnus Grou (PMG), propriétaire de Chess24, a annoncé la cessation d’une grande partie de ses activités : les retransmissions commentées en live des grandes compétitions internationales d’échecs et les autres streams (banter blitz, etc). En exclusivité pour Route64, via une interview de son directeur stratégique Arkus Fredriksson, Play Magnus Group explique les raisons de sa décision, qui concerne 8 pays sur les 10 dans lesquels Chess24 est présent : il lui a fallu sacrifier des pièces pour assurer son développement.
Etonnement général le 31 mars, lorsque Laurent Fressinet publie un long post sur sa page Facebook, sans ambigüité aucune, sans acrimonie non plus, juste avec tristesse : « L’aventure chess24 en français est terminée. Je comprends et respecte la décision du groupe Play Magnus même si cela m’attriste. Ces 3 années au sein de chess24 et à la tête de chess24.fr furent belles et intenses. Tout ceci est trop frais et soudain pour pouvoir en tirer des conclusions. Je peux simplement vous garantir que j’ai fait du mieux que je pouvais et mis énormément d’énergie pour tenter de proposer un contenu de qualité aux milliers de passionnés qui nous suivaient régulièrement. Vous avez été notre moteur, merci à vous ». La messe était dite, pour autant Chess24 France n’est pas échec et mat, juste mise en échec, après trois années de développement. Un accroc dans une aventure entrepreneuriale et médiatique, cela arrive, bien évidemment, mais c’est la méthode – ou plutôt la non-méthode – usitée par PMG qui a laissé perplexe et interpellé la petite mais très active et fidèle communauté de Chess24 France. En effet, rien ne laissait supposer cet arrêt brutal, aucun indice en ce sens, le tout en plein championnat d’Europe. Passée la surprise, ils ont été des dizaines à manifester, sur les réseaux sociaux, leur remerciements et soutien à Laurent Fressinet, mais aussi celles et ceux ayant participé à l’aventure des streams, tels Jules Moussard, Jean-Baptiste Mullon, Etienne Mensch (alias Tonton), Marie-Céline Guigue, le community manager Yosha Iglesias, Mathieu Viers, et bien d’autres ayant contribué plus ou moins régulièrement à animer l’antenne. Beaucoup d’émotions et d’empathie exprimées, un peu comme lors de l’annonce d’un deuil. Quelques grincheux ou amers ont bien manifesté, à l’emporte-pièce, un certain agacement, mais il en est toujours ainsi, aussi bien dans la « vraie » vie que sur les réseaux sociaux. N’oublions pas qu’il s’agissait là d’un service gratuit, et donc que personne n’a été lésé ; voilà qui pose de nouveau la problématique de la gratuité du Web, avec toujours la même gageure, celle d’un modèle économique quasiment introuvable. Combien de personnes seraient prêtes à payer, ne serait-ce que quelques euros par mois, pour s’assurer des services de diffusion comme le faisait Chess24 ? Sans doute pas grand monde, ou pas suffisamment.
Le groupe PMG a perdu 18 millions de dollars en 2021
De son côté, Laurent Fressinet, réagit avec la classe, la pondération et le flegme qui sont siens : « C’est la règle du jeu, je ne suis pas surpris car le deal entre nous était clair dès le départ. C’est leur décision, je la respecte, ils ont leurs raisons. J’ai vécu une super expérience, très enrichissante, j’ai appris beaucoup, évidemment commis plein d’erreurs car c’était un nouveau job pour moi à la fois d’animer un média, mais aussi de manager d’autres personnes. Là, une décision est prise par le groupe, j’en prends acte, et je suis reconnaissant à Magnus et PMG de m’avoir permis de vivre cette belle aventure, qui ne s’arrête pas non plus totalement ». Effectivement, la plateforme de jeux et d’apprentissages par vidéos reste en ligne, avec ses milliers de contenus, ce sont les retransmissions en direct qui sont stoppées… soit tout de même quelque 90 % de l’activité de la chaîne. Sollicité par Route64, PMG répond par la voix de son directeur de la stratégie, Arkus Fredriksson : « Play Magnus Group est une société publique cotée en bourse avec près de 25 millions de dollars de chiffre d’affaires réalisé en 2021. Nous avons plus de 200 personnes dans Play Magnus Group et avons connu une croissance très rapide au cours des dernières années. Il est exact que nous avons enregistré une perte d’exploitation de 18 millions de dollars en 2021, car nous avons continué à investir de manière significative dans les échecs. Il y a de nombreux domaines dans lesquels nous investissons beaucoup, tels que le Champions Chess Tour, les grands événements FIDE, entre autres, et dans certains domaines où les budgets ne sont pas bien alignés sur les niveaux d’activité/d’utilisateurs, nous devons réaffecter certains de ces budgets ailleurs ». En clair, PMG a tranché en fonction de ratios économiques, constatant que les coûts des diffusions étaient très loin d’être compensés par les revenus générés, notamment en matière de conversions « Premium ». Rappelons, effectivement, que le modèle économique de Chess24 repose sur les abonnés payants, ainsi que, marginalement, sur les publicités ; et que les diffusions live sur sa plateforme dédiée, sur YouTube et Twitch étaient accessibles gratuitement.
Arkus Fredriksson expose donc que PMG a dû effectuer des sacrifices, afin de consolider d’autres de ses pôles d’activités ; choix opérés sans nul doute au regard des attentes des actionnaires du groupe. Ce sont donc les diffusions qui ont fait les frais de ces choix stratégiques, pas seulement en France, puisque la décision a été appliquée dans huit des dix pays où étaient retransmis des directs échiquéens (anglais, allemand, français, espagnol portugais, chinois, italien, turc, polonais, russe). PMG a décidé de ne conserver que les diffusions en langues anglaise et espagnole. On comprend également, au travers des propos d’Arkus Fredriksson, et d’autres sources bien informées, que PMG serait, en quelque sorte, victime d’une très forte croissance. En fait, durant les confinements, le nombre d’abonnés a littéralement explosé, aussi bien concernant Chess24 que les autres plateformes de jeu en ligne. Ce qui a conduit PMG à recruter massivement, notamment des designers et spécialistes du marketing, des commerciaux. Sauf que la situation étant redevenue quasiment normale, nombre de nouveaux abonnés, partout dans le monde, ne sont pas restés… contrairement aux nouveaux embauchés. L’embellie est terminée, le niveau d’abonnés serait revenu à la situation d’avant pandémie, d’où, forcément, des ratios économiques devenus trop déséquilibrés.
Les diffusions reprendront lors des grands rendez-vous
Pour contextualiser, PMG, fondé en 2013 (et introduit en bourse en 2020, levant 43 millions d’euros), avait fait du rachat de Chess24 une priorité, afin de disposer d’une plateforme de jeu en ligne, et ainsi développer ses activités ; le groupe compte aujourd’hui dix sociétés différentes (1), et entend s’installer durablement dans l’univers des échecs. C’est ce qu’affirme Arkus Fredriksson : « Nous avons annoncé au marché en février que nous avons un objectif à long terme de réaliser 100 millions de dollars de chiffre d’affaires d’ici 2025, et que l’entreprise a pour objectif d’atteindre la rentabilité d’ici la fin de 2022. Nous sommes fortement passionnés par la croissance des échecs et continuons à le faire. A travers les équipes de chess24 et nos autres sociétés du groupe Play Magnus. Nous continuerons à investir massivement dans les échecs ! ». Enfin, à propos de Chess24 France, première chaîne à avoir été lancée suite au rachat de Chess24 par PMG, son avenir n’est pas totalement sans espoir, comme l’assurent Laurent Fressinet, renforcé par Arkus Fredriksson lui-même : « Nous n’avons pas fermé la chaîne française et continuons à maintenir des présences sur de nombreuses chaînes linguistiques différentes pour poursuivre des activités importantes. Il est vrai que nous avons dû réduire le nombre d’activités et de couverture sur certaines de nos chaînes, y compris en français, mais nous nous attendons à avoir une couverture du Tournoi des Candidats en français et d’autres tournois importants. Nous prévoyons que nos langues seront davantage prises en charge par les réseaux de streamers à l’avenir. Laurent Fressinet, le responsable de chess24 French, continue d’être un grand contributeur à nos efforts au sein du groupe Play Magnus et assume de nouvelles responsabilités ».
(1) Chessable, Champions Chess Tour, Chess24, Ichess.net, Aimchess, Play Magnus, Cochess, New in Chess, Everyman Chess, Ginger GM.
Pour lire l’intégralité du message de Laurent Fressinet sur sa page Facebook : https://www.facebook.com/profile.php?id=100002271688643