Amadou Lamine Cissé : « Je déteste être président ! »
Dossier Spécial Sénégal
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Amadou Lamine Cissé, Champion du Sénégal, Président de la Fédération Sénégalaise des échecs.
À la tête d’une Fédération Sénégalaise d’Échecs en cours de restructuration, Amadou Lamine Cissé, par ailleurs champion du Sénégal en titre, espère stabiliser rapidement l’institution afin de se consacrer pleinement au jeu.
Temps de lecture : 13 minutes
Route64 : Le Sénégal est surtout connu pour le jeu de dames, comment s’organisent les échecs ici ?
Amadou Lamine Cissé : Les joueurs se réunissent surtout dans les cafés et dans les bars, entre connaisseurs. L’esprit club reste encore trop peu développé. Les gens pensent que c’est un sport individuel, et c’est en effet en grande partie le cas, mais cela n’empêche pas d’appartenir à un groupe. Ils n’ont pas la perspective de s’inscrire dans les clubs et cela ralentit grandement la création de ces derniers. Aujourd’hui, il en existe quelques-uns et le premier championnat interclubs a eu un succès fou. Le sentiment d’appartenance à une communauté a grandi à ce moment-là.
Justement, que représente cette communauté ?
ALC : Aujourd’hui, au Sénégal, il y a environ 800 à 1.000 joueurs d’échecs, en comptant les non-licenciés (sur les quelque 18 millions d’habitants que compte ce pays… ndlr). Nous avons mis en place un système de licence depuis mon arrivée à la tête du comité de normalisation de la Fédération Sénégalaise d’Échecs (FESEC), en 2016, pour avoir une base de données. Il y a environ 180 licenciés à travers le pays. La licence annuelle coûte 5.000 francs CFA (un peu plus de 7,50€, ndlr) et 3.000 francs CFA pour les étudiants (un peu plus de 4,50€, ndlr)
Chaque grande ville compte son club d’échecs ?
ALC : Les clubs sont encore largement informels. Cela fait partie de nos missions : les formaliser. Pour cela, le club doit se constituer en association, mais les démarches administratives sont lourdes et longues. Il faut aller à la préfecture, à la police, il y a des enquêtes de moralité… On a réussi malgré cela à formaliser une douzaine de clubs. La meilleure stratégie, c’est de passer par les écoles, qui ont déjà des statuts reconnus. Nous en sommes arrivés à cette conclusion : l’école crée un groupe de joueurs, forme le club puis se tourne vers la fédération.
« Les joueurs se réunissent surtout dans les cafés et dans les bars, entre connaisseurs. L’esprit club reste encore trop peu développé. »
«Les meilleurs joueurs, au Sénégal, s’entraînent seuls»
Tous les weekends, des passionnés se réunissent sur leur temps libre pour transmettre les règles et la beauté des échecs aux jeunes dakarois, afin de démocratiser le jeu en transmettant leurs savoirs à des enfants très volontaires.
L’école est le lieu de l’avenir des échecs au Sénégal ?
ALC : Sans aucun doute. Nous nous appuyons sur les écoles privées, en particulier, car les portes s’ouvrent plus facilement, mais, à terme, nous souhaitons étendre le processus au secteur public. Nous bénéficions du programme de la Fédération Internationale Des Échecs (FIDE) « Chess in schools », bien adapté à la réalité sénégalaise, à savoir un stade de développement minime où tout est à faire. Plusieurs difficultés freinent néanmoins le processus : le manque de matériel et celui de formateurs. Cela fait aussi partie des raisons pour lesquelles nous ne pouvons cibler qu’un petit nombre d’écoles.
Ceux qui jouent déjà aux échecs, comme vous par exemple, peuvent-ils bénéficier d’un accompagnement ou d’un entraînement ?
ALC : Les meilleurs joueurs, au Sénégal, s’entraînent seuls. Certains font appel à des entraîneurs privés sur internet, mais cela est encore marginal. Nous nous aidons essentiellement de programmes informatiques pour affiner nos ouvertures ou travailler notre tactique par exemple. La préparation stratégique consiste à regarder les parties des Grands maîtres. Pour ma part, concernant le dernier championnat du Sénégal, j’ai fait une préparation intensive de deux semaines, avec du sport tous les jours aussi pour éliminer les mauvaises toxines du cerveau.
Comment, à titre personnel, avez-vous découvert les échecs ?
ALC : Quand j’étais au lycée, j’ai vu des amis jouer avec des pièces bizarres qui ne ressemblaient pas à celles des dames ! Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient, puis j’ai consulté un dictionnaire : « échecs ». J’ai retrouvé ces pièces étranges et découvert leur déplacement. Je suis retourné voir mes amis avec mon dictionnaire sous le bras et je leur ai fait constater qu’ils ne déplaçaient pas les pièces correctement ! Ils jouaient en fait très mal, faisaient des coups illégaux… On a appris ensemble. J’avais environ 15 ans.
« Je déteste être président ! »
Lors de vos études puis de vos premiers emplois, au Sénégal puis en France et au Canada, vous continuez à jouer ?
ALC : Mon passage en France m’a beaucoup aidé. C’était un autre niveau. Au Sénégal, on peut vite se croire très bon mais j’ai découvert que j’avais encore un tas de choses à apprendre. J’ai commencé à réellement jouer à Bordeaux, dans le club familial L’Échiquier d’Aquitaine. C’est aussi là que j’ai découvert l’aspect compétitif du jeu. Après les cours de mon master en gestion de projet, j’ai commencé à étudier, à regarder les positions, à consulter un programme informatique d’échecs. Au Canada, c’était plus difficile. Je n’ai pas retrouvé l’esprit familial du club de Bordeaux. J’ai longtemps cherché un club à Montréal, et j’ai un peu décroché à ce moment-là. Vers la fin de mon séjour, j’ai tout de même pris une licence, fait quelques compétitions et retrouvé le goût du jeu, pile avant mon retour au Sénégal, en 2016.
Dès votre retour, vous vous plongez dans la vie de la fédération ?
ALC : Je n’ai jamais été attiré par tout cet aspect institutionnel et officiel. Je déteste être président ! Mais j’ai compris que si je ne faisais pas ce travail administratif, je ne pourrais pas jouer dans de bonnes conditions au Sénégal… Hors, j’aime le jeu d’échecs, alors j’accepte d’en passer par-là, de me tuer à la tâche pour remettre les choses en place pour que je puisse jouer. Il faut gagner cette bataille pour que tout le monde puisse vraiment jouer ici. Dès que le comité de normalisation a fait son œuvre, dès que la fédération a de nouveau ses statuts officiels, d’ici fin 2022 au plus tard, je me retire et je me concentre sur le jeu, uniquement sur le jeu.